XIII Zwolle

37. Zwolle_Le Singel

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XIII

ZWOLLE

     C’est par l’Yssel que nous allons de Deventer à Zwolle; un bateau à vapeur fait le service entre ces deux villes et le trajet est charmant. L’Yssel est un beau fleuve, large et profond, bordé de riches campagnes, de fertiles prairies et de puissants villages. N’était l’éternelle horizontalité des rives, qui engendre quelque monotonie, on pourrait déclarer qu’il est le plus agréable des cours d’eau.
     Partout autour de soi, on voit les flèches des clochers jaillir des massifs de feuillage. C’est Terwolde, Nijbroek, Diepenveen, qui semblent se cacher dans les bocages touffus, c’est Wijhe, Olst, Weesen, dont les habitations champêtres se mirent dans les eaux argentées du fleuve; c’est Hattem se donnant des airs de vieille ville, et dont le profil se dessine sur les tonalités gris-perle d’un beau ciel du Nord.
     Ce plantureux pays qu’il nous faut ainsi traverser, fut, je l’ai dit,
le berceau de notre race. Tous les vieux auteurs, du moins, s’ac-

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cordent pour représenter les bords de l’Yssel comme la terre d’origine des Francs Saliens. Oldenzaal (Salia vetus), la vieille ville salienne, qui fut leur capitale, dresse à l’est ses toits sombres et son massif clocher. La seigneurie de Salland, le village de Salicum attestent encore par leur nom la présence de nos ancêtres en ces lieux, célébrés par les poètes et par les historiens, et consacrés par les louanges méritées du Florentin Guicciardini. « L’Isle de Crète, glorieuse pour avoir été le berceau de Jupiter, la ville de Thèbes, orgueilleuse de la naissance d’Hercules, doivent s’incliner devant toi, Overyssel,car c’est sur tes rives qu’on retrouve, à l’origine, les premiers parents de la célèbre nation des Francs. »
     Mais il nous faut bientôt, sans quitter le pays, du moins quitter le fleuve; nous tournons à droite et nous nous engageons entre deux rives de bosquets, dans une petite rivière coquette. A l’horizon, se dessine la masse imposante de Zwolle; nous voilà dans le Buiten Singel, le bateau s’arrête; on s’empare de nos bagages; nous sommes arrivés.
     Je sais peu d’entourages de ville qui soient plus agréables que ce Buiten Singel. C’est l’ancien fossé de la ville. Le rempart qui le bordait, en partie nivelé, est devenu une promenade ravissante, ombragée, parsemée de corbeilles fleuries. Des moulins aux longues ailes ont remplacé les vieilles tours. Une eau claire et limpide reflète la silhouette des saules, des peupliers et des ormes, et, à la place des vieux murs, des cottages élégants, des villas pimpantes et parées émergent d’une parure printanière de fusains, de lilas et de rhododendrons.
     Au loin, dernier vestige des vieilles défenses qui jadis protégeaient la cité, on aperçoit cinq clochetons pointus, dominant la cime des grands arbres. C’est la Sassenpoort, toujours ferme et vaillante, au milieu des maisons qui l’entourent, et qui ont remplacé les antiques murailles sur lesquelles la porte s’appuyait.
     Cette curieuse porte, d’une forme élégante, se compose d’un très haut massif carré, accosté aux quatre angles de quatre tourelles octo-

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gones. La baie de la porte est ogivale et surmontée d’une petite niche qui abrita jadis saint Michel, le patron de la cité. Soutenue par une arcade surbaissée, une galerie couverte surplombe l’entrée de ses mâchicoulis masqués par une maçonnerie. Les tours, ainsi que le massif central, prennent leur jour par de grandes fenêtres grillées. Enfin, au milieu des quatre tourelles pointues, se dresse un campanile assez lourd, remontant au siècle dernier et muni d’une horloge, campanile, qui procure aux habitants de Zwolle l’occasion de faire un calembour, et leur a valu, en outre, un étrange surnom.
     Le calembour, on le saisit sans peine. C’est à la fois malice et plaisir pour un Zwollenaar que de raconter à un Français que « la Sassenpoort possède cinq tours et quatre SANS cloches ». Quant au surnom, beaucoup moins facile à comprendre, en voici l’histoire et la raison. Jadis la Sassenpoort possédait un carillon de quelque renommée. Ce carillon fut, au XVIIe siècle, vendu par les autorités à la ville d’Amsterdam, qui en garnit sa tour de la Monnaie. Mais quand il s’agit de payer, le magistrat d’Amsterdam, en ce temps ami des plaisanteries un peu fortes, acquitta sa dette avec la monnaie la plus menue qu’il put trouver. Il envoya donc à Zwolle un bateau tout entier chargé de billion, liards, sols et deniers. Les espèces étant de bon aloi et de cours forcé, il était impossible de les refuser. Mais la vérification en fut longue et difficile, et à force de compter et de recompter ces maudits sols et deniers, les Zwollenaars eurent bientôt les doigts bleus; de là leur est venu le surnom qu’ils ont encore aujourd’hui de Blaeuw-Vingers.
     La Sassenpoort est un des rares monuments de Zwolle qui aient conservé quelque cachet archéologique. En 1674, quand les troupes de Louis XIV, qui avaient pendant deux ans occupé militairement la ville, se virent obligées de battre en retraite, elles démantelèrent les remparts, et la plupart des portes furent alors ruinées. Quant aux autres édifices, ils ont été reconstruits. Le palais de justice est neuf et l’hôtel de ville est récent. Seules, les deux églises et quelques vieilles

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maisons offrent un sérieux intérêt; et il ne faut point s’étonner de cette pénurie de monuments anciens. L’histoire, hélas! est là pour l’expliquer.
     On ne se douterait guère, à voir cette ville gaie et avenante, avec ses rues passantes, animées, ses maisons propres, ses places bien aérées, ses magasins bien pourvus, ses établissements publics nombreux et richement installés, que, maintes fois, Zwolle a failli disparaître, détruite par les flammes ou emportée par les inondations.
     Pour ne citer qu’un de ces sinistres : En 1324, dans la nuit de la Sainte-Marguerite, plus de cinq cents maisons brûlèrent en quelques heures. Une des églises, l’église de Bethléem, prit feu au milieu de ce brasier, et les gerbes de flammes, qui s’élevaient vers le ciel, aperçues à d’énormes distances, plongèrent tous les pays environnants dans la stupeur et la consternation.
     Dix fois, depuis ce jour, des incendies effrayants ont ravagé la ville, et l’un d’eux détruisit le clocher de la grande église Saint-Michel.
     Cette belle et vaste église, qui a continué d’exister, est située sur une jolie place très ombragée. Sa reconstruction remonte au XVe siècle. Comme la plupart des monuments religieux élevés à cette époque dans les Pays-Bas, elle n’affecte point la forme d’une croix. Elle est à trois nefs d’égale hauteur et n’a ni transept, ni chœur proprement dit. Au côté septentrional, elle possède un portail remarquable et, tout auprès de ce portail, on a plaqué contre elle, en 1614, une sorte de sacristie, qui, depuis, est devenue corps de garde, et affecte le caractère fantaisiste et l’allure originale des constructions de son époque.
     Zwolle possède une autre église qui porte le nom de Notre-Dame et appartient au culte catholique, auquel elle fut restituée par le roi Louis. Cette autre église est très simple, elle aussi; mais elle n’est pas en tuf comme Saint-Michel; elle est entièrement bâtie en briques. Elle date des dernières années du XIVe siècle et possède un transept avec de belles voûtes. La grande tour, qui la précède et dont l’allure semble assez farouche, est également construite en briques.

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     A l’intérieur, Notre-Dame, moins nue et moins dévastée que ne le sont les églises calvinistes, possède un bel autel moderne dans le

38. Zwolle_La Sassenpoort

style de l’église et une curiosité dont la signification n’est pas à la portée de tout le monde.
     C’est un crucifix défendu par une formidable grille de fer encastrée dans la muraille. Pourquoi cet emprisonnement? Nul n’a pu me le dire. Ce Christ est-il enfermé là comme coupable de quelque méfait? Est-ce au contraire pour le protéger contre les furies dévastatrices des

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iconoclastes qu’on l’a placé derrière ce grillage? Je pencherais plutôt pour cette dernière hypothèse.
     Notre visite aux églises terminée, un musée et quelques vieilles maisons sont à peu près tout ce qui nous reste à contempler de Zwolle; hâtons-nous donc d’achever notre inspection.
     Le musée est situé non loin de la Bethleemkerk. Il contient un peu de tout: depuis des papillons jusqu’à des médailles, depuis des fragments de crustacés jusqu’à des divinités indiennes, égyptiennes, assyriennes et chinoises. Peu de numéros toutefois présentent un intérêt local, et encore ce ne sont que d’assez minces échantillons de l’industrie et de l’art du pays. Il est bien fâcheux que Zwolle, qui a donné le jour au peintre Ter Borg, ne puisse pas même nous montrer un seul de ses tableaux.
     Quant aux vieilles maisons réparties à travers toute la ville, et principalement dans la Kamperstraat et dans la Diezerstraat, elles appartiennent, presque toutes, à la fin du XVIIe siècle, et offrent ces formes amples, cette ornementation ampoulée et pesante, faite de palmes, de rinceaux et de lambrequins, qui distingue dans les Pays-Bas l’architecture du temps de Louis XIV.
     Une maison plus ancienne, d’un meilleur goût et d’un meilleur style, se trouve dans la Sassenstraat. Sa date (1571) est inscrite à son fronton et elle a tout le cachet de la Renaissance. Les bucrânes, les dauphins, les chimères, alternant avec des guirlandes fleuries, la décorent d’une façon à la fois gracieuse, élégante et distinguée.
     Mais si Zwolle n’est point abondamment fournie en spécimens curieux des vieilles architectures, elle rachète, je l’ai déjà dit, cette pénurie par son animation, l’abondance de ses promenades et le charme de ses alentours.
     De quelque côté qu’on porte ses pas en dehors de la ville, qu’on remonte le cours de la Vecht, ou qu’on cherche à se rapprocher de l’Yssel, la campagne, en effet, est admirable de fertilité. Partout les habitations respirent l’aisance. Le paysan occupé aux soins de la

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terre prouve assez, par les habits propres et cossus dont il se couvre, par les bijoux dont il se pare, que le sol de l’Overyssel n’est point un ingrat, et qu’il rembourse au centuple les soins qu’on lui donne. – Les bestiaux, l’œil demi-clos, perdus au milieu de gras pâturages, absorbés dans leur digestion silencieuse, disent assez quel paradis c’est pour eux que ces prés touffus, où s’enfoncent doucement leurs jarrets.
     Puis, au milieu de ces paysages plantureux, apparaissent de rustiques chaumières, des demeures paysannes, mais coquettes, et des châteaux de gentilshommes campagnards, précédés de longues allées de grands arbres dont les perspectives majestueuses rappellent ces résidences classiques, auxquelles Le Nôtre et ses disciples surent donner jadis un si remarquable cachet de grandeur.
     Un but de promenade chéri des Zwollenaars, c’est Katerwer. Le dimanche, la foule ne manque jamais de se porter de ce côté, et les longues files de promeneurs, les voitures chargées de bourgeois échappés à leurs affaires prennent le chemin de ce charmant lieu de repos. Une magnifique allée bordée d’arbres centenaires y conduit, et les villas coquettes, qui s’étagent le long de la route, semblent s’être parées de feuillages et de fleurs, pour faire meilleure figure à la foule qui les visite.
     A Katerwer, on rencontre des restaurants, des cafés, des sociëteiten, comme on dit dans le pays; et, du petit monticule où sont posés ces établissements hospitaliers, on découvre l’Yssel qui roule ses eaux argentées au milieu des verdoyantes prairies, et des collines boisées, semblable à un reptile énorme déroulant ses anneaux sur un tapis de velours vert.
     C’est aussi dans les environs de Zwolle et sur une colline, qu’existait jadis le fameux couvent de Sainte-Agnès, où vécut le vertueux auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. C’est dans ce couvent que ce saint homme, nommé Thomas Hamerken, mais plus connu sous le surnom de Thomas-a-Kempis, fit profession en 1405 et mourut en

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1471, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, en odeur de sainteté. Longtemps on ignora qu’il fût l’auteur de ce modeste chef-d’œuvre, qui s’était répandu dans le monde chrétien, avec une si étonnante universalité, et ce fut par accident, par le rapprochement de quelques manuscrits et à la similitude des écritures, qu’on reconnut, dans l’exemplaire princeps de l’ouvrage, la main du moine calligraphe et penseur.
     N’est-il pas vraiment extraordinaire qu’il ait fallu un hasard pour faire une découverte pareille? D’autant plus que ce livre, dès ses premiers jours, fut dans toutes les mains, car il répondait aux secrètes pensées et aux aspirations mélancoliques de ce sombre moyen âge, dont il est demeuré la plus parfaite expression.
     Mais l’archéologie bibliographique nous entraîne loin de Zwolle et de l’Overyssel, des riches campagnes qui lui font une ceinture et des promenades qui l’embellissent. Revenons-y bien vite, pour accomplir une des courses les plus charmantes qu’on puisse faire, celle qui, descendant le cours de l’Yssel, nous conduira, entre deux rives de prairies verdoyantes, jusqu’à la ville de Kampen.

39. Zwolle_Le Clocher de Notre-Dame

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