XII Deventer

[pag. 89]

35. Deventer - VUE GENERALE

XII

DEVENTER

     Alors même qu’elle ne serait point entourée de campagnes riantes et de villas fleuries; alors qu’elle ne posséderait ni le grand fleuve qui la baigne ni les monuments qui la parent; alors que son histoire civile et guerrière ne compterait aucun fait éclatant, Deventer, qu’il nous faut visiter après Zutphen, mériterait encore de voir passer son nom à la postérité; car ce nom appartient à la science.
     Le docteur Tulp, en effet, cet illustre docteur protecteur des arts et ami de Rembrandt, au xxive chapitre du IIIe livre de ses Medicijnsche Aenmerkingen (Observations médicales), cite un fait curieux, peut-être unique dans les fastes de la médecine, où le nom de Deventer se trouve mêlé. C’est le cas d’une femme de cette ville, qui, se trouvant dans une position intéressante, fut prise d’une tendresse subite pour les harengs, et en absorba quatorze cents dans une seule séance.
     A quoi tiennent les destinées cependant? A quoi tient la réputation? A quoi tient la gloire?
     Heureusement que, pour le voyageur parcourant ces contrées, Deventer a conservé d’autres attraits que ce singulier souvenir. Pour nous, qui arrivons du midi, elle offre maintes particularités

[pag. 90]

frappantes. C’est la première ville d’une nouvelle province, l’Over-Yssel, ancienne patrie de nos ancêtres les Francs Saliens. C’est, en outre, une des plus jolies cités secondaires du royaume de Hollande; enfin, avec elle, nous commençons à pénétrer dans la partie septentrionale du pays et les caractères nationaux se développent et s’accusent.
     Ils s’accusent dans les habitations, dont la toiture devient plus pointue, et qui tournent sur la rue leur pignon à redans. Ils s’accusent aussi par la brique devenue visible, et dont on cherche beaucoup moins à déguiser la couleur sous un badigeon clair ou sous une couche de plâtre, de chaux ou de ciment. Ils s’accusent par les types et par les costumes: dans les types, par les physionomies plus blanches et plus roses, par les yeux plus bleus et plus doux, par les cheveux plus blonds, par les carnations plus délicates et plus fraîches; dans les costumes, par les vêtements plus clairs chez les femmes, et plus sombres chez les hommes, par l’éternelle basquette d’indienne chez les domestiques et enfin par le casque doré.
Ainsi, insensiblement, nous voici arrivés à ces pays typiques dont nous n’allons plus sortir maintenant. Nous avons traversé le Limbourg peuplé par la race wallonne, nous avons vu Bois-le-Duc et les Brabançons, nous avons parcouru la Gueldre et le comté de Zutphen et, peu à peu, les caractères de la race se sont accentués; peu à peu, les villes et les pays ont revêtu l’aspect particulier qui constitue leur originalité typique, et nous voilà, sans grandes exclamations et sans étonnement intempestif, parvenus au milieu d’un pays curieux entre tous, qui ne copie personne et qui, fidèle à ses traditions, à ses usages, à ses passions, comme à ses coutumes, a le mieux conservé les traits qui le distinguent des autres nations de notre continent.
     Je viens de dire que Deventer était une des plus jolies cités secondaires des Pays-Bas; mais, si l’on veutêtre du premier coup séduit par son aspect aimable et ses gracieuses perspectives, il faut bien se garder de l’aborder par le côté de la station. Pour bien faire, nous devrions,

[pag. 91]

avec les yeux bandés, traverser toute la ville, et nous en aller sur l’autre bord de l’Yssel, à l’extrémité du grand pont de bateaux qui met en communication les deux rives.
     De là, placés au milieu d’une admirable allée dont les arbres gigantesques forment au-dessus de nos têtes une voûte majestueuse, nous découvrons un panorama magique. Au premier plan, ces géants majestueux, aux troncs énormes, réguliers, droits et superbes, aux branches souples, s’entrecroisant et s’entrelaçant, au feuillage épais et sombre; un peu plus loin, le fleuve d’argent roulant ses petits flots discrets qui semblent pétiller au soleil et portant de gros bateaux bariolés de couleurs voyantes; puis enfin, sur l’autre rive, Deventer, la ville avec son quai ombragé par place, encore bordé de ses vieilles murailles qu’ont éventrées de coquettes habitations, dominé par une forêt de pignons pointus, au-dessus desquels se dresse la silhouette altière des hautes tours et des clochers ambitieux détachant leur masse sombre et sévère sur les tons irisés du ciel. Connaissez-vous, en Europe, beaucoup de tableaux qui, dans ces données modestes, soient mieux composés et combinés plus heureusement?
     Le pont traversé, notre passage acquitté, le quai franchi, nous pénétrons dans la ville, et, tout de suite, nous nous trouvons sur une place irrégulière, mais très pittoresque, que bordent, d’un côté, la cathédrale et, de l’autre, l’hôtel de ville entouré de vieilles et curieuses maisons.
     L’église, qui se dresse à notre gauche, est une des plus vieilles qui soient dans le pays. Ses fondations datent du VIIIe siècle, mais par combien de vicissitudes n’a-t-elle pas passé depuis! Trois ou quatre fois elle devint la proie des flammes. Il fallut la rebâtir et puis, quand on l’eut rebâtie, on s’occupa de la restaurer et de l’agrandir. C’est ainsi que jusqu’au xve siècle, elle ne posséda qu’une seule nef, maintenant elle en a trois, et toutes trois d’égale hauteur, recouvertes de belles voûtes en briques qui les complètent admirablement.
     C’est aussi du xve siècle que datent sa façade méridionale

[pag. 92]

construite en pierres de taille, très richement ornée, et la belle tour gothique qui orne son portail. Malheureusement, cette dernière est demeurée inachevée, et, deux siècles plus tard, on l’a couronnée d’un singulier campanile, de forme octogone, avec les attiques et les pilastres au goût du temps, et portant sur ses quatre faces quatre devises prudentes, que de tous les points de la ville les habitants ont ainsi continuellement sous les yeux: FIDE DEO : CONSULE : VIGILA : FORTIS AGE. Certes, c’est là une ligne de conduite excellente, bien tracée. Il faut remercier le Magistrat de Deventer de l’avoir placée si haut dans l’estime de ses concitoyens.
     L’hôtel de ville, qui borde l’autre côté de la place, est bien loin d’avoir une aussi fière tournure que la vieille cathédrale. Il a longtemps joul cependant d’une grande réputation. Il date de 1693. Dire son âge, c’est relever son style, et bien que les architectes néerlandais aient rarement réussi dans leurs réminiscences grecques ou latines, il suffisait à ce bon stadhuis d’être d’ordonnance classique, pour inspirer jadis une sérieuse admiration.
     Heureusement que l’intérieur rachète largement le peu d’enthousiasme qu’excite la façade. Un beau vestibule orné des armoiries des anciennes corporations et des vieux glaives de justice, la salle échevinale demeurée intacte, le cabinet du bourgmestre qui a conservé son ancienne décoration, la bibliothèque de la ville, composée des débris de l’ancienne bibliothèque académique d’Harderwijck sont bien capables de nous faire passer quelques heures agréables. Mais tout cela viendrait-il encore à nous faire défaut, qu’il suffirait d’un admirable chef-d’œuvre, que renferme l’hôtel de ville, pour nous plonger dans le plus complet ravissement.
     Ce chef-d’œuvre, c’est un tableau de Ter Borg ou, si vous aimez mieux de Terburg, car ce grand artiste n’est guère connu du public que sous ce dernier nom qui n’était pas le sien. Cette belle peinture, le tableau le plus considérable du maître, est datée de 1667 et représente le conseil échevinal en fonction. Les seize magistrats et les

[pag. 93]

quatre secrétaires, en tout vingt personnages, vingt portraits, sont chacun à leur banc, dans l’attitude qui leur était familière, occupés à rendre la justice à leurs administrés.
     La tâche du peintre était ingrate, car déjà, au XVIIe siècle, on se

35. Deventer - Le Brink

montrait singulièrement dédaigneux de ce principe d’Aristote prétendant « qu’il appartient aux beaux hommes de commander à leurs concitoyens. » Mais, grâce à la magie de son pinceau, le maître a si bien composé son tableau, il a si heureusement reproduit les attitudes, il a imprimé aux physionomies de ses petits personnages un tel caractère de vérité, il a déployé sur cette toile, relativement étroite,

[pag. 94]

tant de soin, tant de précision, tant d’exactitude dans l’observation de chaque détail, il a enfin enveloppé son œuvre dans une lumière si chaude, si puissante, si généreuse que, d’une scène en apparence bourgeoise et même un peu vulgaire, il a fait une page d’histoire du plus haut intérêt.
     Le grand peintre habitait Deventer à l’époque où il fut chargé par le Magistrat d’exécuter ce chef-d’œuvre. Il était né à Zwolle en 1608, et, après avoir longtemps vécu à Amsterdam, à cinquante-neuf ans, il était revenu se fixer dans la province où il avait vu le jour. Il s’était marié en arrivant à Deventer, puis il avait exécuté le chef-d’œuvre que nous venons d’admirer, sans se douter qu’il s’assiérait, lui aussi, sous les glaives terribles de la loi, et que, nommé échevin par ses nouveaux concitoyens, il rendrait à son tour la justice.
     Mais Terburg ne doit pas nous faire oublier Deventer et la jolie ville nous réserve encore d’autres tableaux, ceux-là d’un autre ordre, formés par ses aimables perspectives et les gracieuses façades de quelques-unes de ses maisons.
     En sortant de l’hôtel de ville, nous passons devant le bureau de police, sans nous y arrêter. C’est pourtant une construction du plus heureux style, avec son mélange de brique et de pierre, ses fines sculptures, son ornementation tourmentée, son pignon à redans et volutes et la statue guerrière qui le couronne. Passons aussi devant cette maison de bois, dernier vestige des habitations du XIVe siècle. Il me tarde de vous conduire sur le Brink et de vous montrer le « poids » de la ville.
     Le Brink est l’ancien forum de Deventer, à la fois marché, promenade et place publique. C’est là que la population s’amassait autrefois pour se livrer à ses transactions commerciales ou encore pour assister aux supplices des condamnés et aux harangues du Magistrat. Le « poids » qui occupe le milieu du Brink est un des édifices le plus pittoresques qu’on puisse rêver. Construit en brique et pierre, souvent restauré, jamais défiguré, il fut édifié en

[pag. 95]

1528, ce qui ne l’empêche point d’avoir des fenêtres trilobées, des tours et des tourelles, c’est-à-dire tout l’appareil des monuments gothiques. En 1643, on le compléta par un élégant perron et par un escalier à double rampe, qui font un excellent effet.
     Jamais bâtiment civil plus amusant de forme, plus curieux de tournure, plus bizarre dans sa coquetterie fantasque, ne servit d’abri à de graves marchands toujours préoccupés de leurs intérêts, toujours absorbés dans les combinaisons et les calculs. C’est pourtant là qu’ils se réunissaient jadis, ces graves négociants, pour régler leurs transactions; car Deventer fut pendant trois siècles une place de commerce importante. Aujourd’hui, de ses splendeurs industrielles il ne reste plus que sa fabrication des tapis qui est demeurée fameuse dans toute l’Europe, et celle de son pain d’épice, le deventerkoek, comme on le nomme, qui n’a guère de notoriété que dans l’Over-Yssel et les provinces environnantes.
     Le Brink, je l’ai dit, forme une jolie promenade ombragée de grands arbres. A l’ombre de ces grands arbres, on distingue bon nombre de maisons élégantes et curieuses. Les plus âgées datent de la Renaissance, et l’une d’elles porte, nichées dans sa façade, les vertu théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité. D’autres, plus modernes, mais non moins remarquables, étalent à leurs frontons des dieux et des déesses tels qu’on savait les comprendre au siècle dernier. Vieilles ou jeunes, toutes sont de précieux échantillons de ce que le bon goût sait faire produire aux époques les plus diverses. Notre temps sera-t-il donc le seul à ne point laisser de pareils souvenirs?
     En quittant le Brink et en appuyant sur la droite, nous ne tardons pas à arriver au bas d’un monticule que couronne la Bergkerk, l’église de la montagne. Que ce nom toutefois ne vous cause aucune appréhension. Pour visiter la Bergkerk, il n’est pas nécessaire d’escalader des cîmes escarpées, ni de gravir des pentes rapides et tortueuses.
     La montagne sur laquelle est posée l’église Saint-Nicolas est une

[pag. 96]

simple colline, une butte, moins que cela encore. Mais, dans ce pays de plaines infinies, la moindre taupinière devient mont aux yeux des habitants. C’est pourquoi le vénérable curé de Saint-Nicolas était jadis nommé pastoor op den berg, le pasteur sur la montagne. Cela n’empêche pas, du reste, la Bergkerk d’être fort pittoresquement située, et ses hautes tours à toitures pointues, sa façade sombre et nue, son abside élégante d’avoir un grand caractère.
     En descendant de la montagne, si nous accentuons notre marche vers la gauche, nous ne tardons pas à arriver à une ancienne porte de la ville. Elle se nomme la Bergpoort. C’est la seule des anciennes clôtures de la ville qui soit demeurée debout. Cette Bergpoort a conservé du reste une vaillante prestance. Elle remonte au XVIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque du classicisme à outrance; aussi sa forme générale est-elle celle d’un portique. Elle est en outre décorée en rustique et ornée de bas-reliefs et de statues.
     Avant de franchir cette porte adressons un dernier regard à la ville, à ses faubourgs, à l’abside Saint-Nicolas et gagnons la campagne.

36. Deventer - LA BERGPOORT

Category(s): Deventer
Tags: ,

Comments are closed.